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Chapitre 58 : La Fée et l'Ange

Peu après la naissance de mon petit Philéas, un soir où j'allais récupérer les factures déposées dans la mâtinée, je suis tombée sur une lettre étrange. Sur l'enveloppe blanche, il était simplement écrit à la main "Tanja Owlblood". Une fois rentrée au manoir, voici la lettre que j'ai lu :

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Ma Tanja,

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Après toutes ces années, écrire ton nom me procure une sensation étrange, comme si j'écrivais à une personne étrangère et familière à la fois. Je me suis approchée plusieurs fois du manoir, mais je n'ai jamais réussie à en franchir le seuil. Je crois que j'ai trop peur de ta réaction. M'as-tu pardonnée, après tant de temps ? As-tu seulement pensé à moi ? Il ne s'est pas passé un jour sans que je ne pense à toi...

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Au loin, à travers les vitres je t'ai vue sourire, tu sembles heureuse et c'est ce à quoi mon coeur aspire.

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Si tu as plus de courage de moi, et si tu le souhaites, je te prie de venir me retrouver à cette adresse : 14 avenue d'Oasis Spring, arrondissement de Newcrest, Willow Creek.

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Et sinon... pardon, ma petite fée, je te demande pardon pour tout, pardon...

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Ta mère, Angélique Owlblood

Après une telle missive, impossible de fermer l'oeil de la nuit. Au petit-déjeuner, j'ai profité que les enfants étaient partis à l'école pour convoquer Henry et Grand-Père afin de leur exposer la situation. Matho s'est montré des plus enthousiastes.

"Mais Tanja, rends-toi compte ! La réunion de la famille Owlblood ! La chaîne des générations enfin reconstruite ! C'est merveilleux ! Tu DOIS aller la voir aujourd'hui même ! Ah, je savais que ça arriverait un jour !

- Euh, oui, Grand-Père Matho, c'est inespéré, mais je ne suis pas certaine que ça soit si merveilleux que ça..."

Plus attentionné, comme à son habitude, Henry attendit que nous soyons seul à seul pour me livrer le fond de sa pensée.

"Alors, comment ça va ?

- Hormis le fait que ma mère refasse surface d'outre-tombe tu veux dire ? Pas trop mal...

- Tu penses aller la voir ?

- Aucune idée... J'ai envie mais je suis aussi rongée par la peur : et si ça se passait mal ? On gâcherait notre seule chance de se retrouver ? Et si elle faisait ça pour sous-tirer quelque chose en échange ? Et pourquoi devrais-je faire l'effort alors que c'est elle qui m'a abandonné ? Et puis d'ailleurs, je n'ai jamais demandé à ce qu'elle me retrouve, je me débrouille très bien toute seule ! Nan mais pour qui elle se prend, à penser pouvoir débarquer comme ça dans ma vie ??

- Ohla ohla, tout doux bijou !

- Excuse-moi... Tout ça me rend tellement nerveuse..."

"Ecoute-moi, mon amour. Je n'ai pas connu ta mère, mais comme toi Sara m'a élevé. Et je sais que les rares fois où elle parlait de sa deuxième fille, c'était toujours avec une lueur de regret dans les yeux. Je ne veux pas te voir vieillir avec cette même lueur de regret. Alors voilà mon conseil : quel que soit ton choix, fais-le sans regrets.

- Merci Henry, tu es le meilleur fiancé de ce côté-ci de l'Univers.

- Seulement de ce côté-ci ?

- Non, de l'Univers entier..."

Comme patience et longueur de temps font plus que force et que rage, j'ai d'abord pris le parti de glisser cette affaire sous le tapis et de profiter de mes enfants chéris, à commencer par mon petit schtroumpf venu de l'espace.

Peine perdue. A chaque bisou, à chaque câlin, j'ai réalisé qu'abandonner son enfant étant plus facile à dire qu'à faire. Mais dans le même temps, la rancoeur et l'incompréhension qui avaient pu m'animer dans ma jeunesse sont ressurgies. J'étais déchirée entre la mère voulant pardonner et la fille voulant haïr.

Si bien qu'au bout de trois jours, je me sentais aussi perdue qu'en recevant la lettre, si ce n'est plus. Henry avait raison, je savais bien que si je manquais cette occasion, je le regretterais sans doute à vie. Mais si ça se passait mal ? Je ne connais d'elle que les portraits que m'en ont fait Sara et Zira... Tout d'un coup, me trouvant particulièrement idiote de rester 45min devant un miroir, j'ai décidé de me rendre à l'adresse inscrite.

Et c'est ainsi que je me suis retrouvée dans une des parties les plus récentes de Newcrest, de celles qui étaient en construction lorsque j'étais enfant. La rue est pleine de petits pavillons de banlieue comme il en existe des tas dans le quartier. Le n°13 n'était ni la plus grande, ni la plus petite des maisons. Et surtout, aucune trace laissant penser que ses habitants étaient dans le besoin, ce qui m'a un peu rassuré, je dois bien l'avouer.

A elle seule, cette maison incarne les plus beaux rêves de la petite fille et les pires cauchemars de l'adolescence que j'ai été. Il ne fait pas particulièrement chaud, mais une goutte de sueur descend le long de ma colonne vertébrale et mes mains sont moites. J'ai peur, peur de ce que je vais découvrir, peur de ce moment que j'ai si longtemps attendu, au point de penser qu'il ne viendrait jamais.

D'un effort surhumain, je fais un pas vers la porte, puis un deuxième. Je monte les marches, le coeur battant, ma propre gorge essaye de m'étouffer tellement elle est serrée. Que quelqu'un m'interrompe, vite !

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Je sonne.

La porte s'ouvre, et face à moi... elle.

Sans dire un mot, nous nous détaillons du regard. Ces cheveux roux, ces yeux bleus, ce nez, cette bouche... On dirait la combinaison parfaite de Grand-Mère Sara et de Grand-Père Philippe... Mais on dirait moi aussi, en moins bleue, bien sûr...

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Et soudain, l'image se brise, et je sens deux bras chauds s'enrouler autour de moi et une joue humide se poser contre la mienne.

"Oh, si tu savais comme je suis heureuse que tu sois venue ! Oui, si heureuse ! Mais attends, je vais faire du café. C'est qu'on en a des choses à se raconter !"

Et voilà comment je me retrouve à partager un café avec celle dont j'ai tant rêvé de voir le visage en chair et en os... Un petit silence s'installe, chacune profite de la présence de l'autre. Tout est encore à construire, tout peut encore être sauvé...

"Voyons Tanja, ne reste pas si silencieuse ! Raconte-moi donc qui est ce beau brun à lunettes que j'ai vu l'autre soir rentrer au manoir ?

- Ah, c'est Henry, c'est l'homme de ma vie et le père de mes deux fils.

- Quoi ? Deux fils ? Je suis donc grand-mère deux fois ?

- Trois, pour être exacte."

Et soudainement, tout est sorti. Mon enfance avec Henry et Grand-Mère Sara, le Halloween avec Grand-Père Matho, mon premier amour malheureux avec Max et le gang des Rebelles, la patience d'Henry à mon égard, mes trois grossesses, mon travail de scientifique, tout. Elle ne m'a interrompu que pour témoigner sa joie, son bonheur, ou demander des précisions sur ma vie. Elle voulait savoir, elle voulait tout savoir sur moi ! Un bref instant, j'ai eu l'impression de redevenir cette petite fille qui faisait des farces à toute la maisonnée.

Et puis est arrivé le moment où je me suis tue, n'ayant plus rien à dire. Après un petit silence, j'ose :

"Et... Et vous... euh, toi ?

- Moi ? Tu veux vraiment savoir ce qui s'est passé dans ma vie ?

- Oui, je t'en prie !

- Bon, eh bien allons-y..."

Je me suis enfuie de cet endroit sinistre qu'est le manoir familial après... Après m'être très fortement disputée avec ta grand-mère. Pendant quelques années, j'ai profité à fond de cette vie de bohème, ne sachant pas ce que demain allait m'apporter, vivant de petits boulots, découvrant le monde et ses merveilles. J'ai plusieurs fois été obligé de me servir dans la faune environnante pour ne pas mourir de faim, mais pour rien au monde je n'aurais renoncé à cette liberté.

Et puis un soir, alors que j'errais du côté d'Oasis Spring, je m'approchais d'un feu de camp alimenté par un jeune homme seul. La nuit dans le désert est fraîche, et l'idée d'une bonne flambée pour me protéger du froid me réjouissait.

Je m'assis et entaimais la conversation avec le jeune homme. J'appris rapidement qu'il s'appelait Ronan Baratto, et qu'il était en voyage dans les parages avec un groupe d'amis. Nous avons très vite sympathisé, et nous avons même passé la nuit à refaire le monde à la belle étoile.

Trois semaines plus tard, Ronan et moi étions devenus inséparables et une complicité unique s'était développée entre nous. Je ressentais envers lui une attraction inédite, que je n'avais jamais ressentie envers personne, et surtout pas envers les hommes, qui n'avaient jamais constitués pour moi un intérêt essentiel.

Finalement, le jour du départ, Ronan m'avoua qu'il avait grave le béguin pour moi, comme on disait à l'époque, et qu'il était prêt à tout laisser tomber pour moi.

Je n'avais jamais compté me mettre sérieusement en couple avec quelqu'un, mais avec Ronan, c'était différent, je le sentais. Et puis, il était drôlement mignon, ce qui ne gâchait rien. Alors je me suis dit que ça valait le coup d'essayer, et il est devenu mon compagnon de voyage.

Ensemble, nous avons parcouru le monde et vécu de superbes moments ensemble. D'Isla Paradiso au Village Takemizu, de Studio City à Aurora Skies, nous avons vécu une vie de voyages à deux pendant plusieurs années.

Même si je refusais toujours de m'engager, je savais pertinemment que c'était mon grand amour, qu'il n'y en aurait pas d'autres et que sans lui ma vie s'effondrerait d'un seul coup. Notre complicité et notre amour ne faisait que croître au fil du temps.

Et puis, les années passant, la vie nous a rattrapé, avec ses obligations et ses responsabilités.

Alors nous avons décidé qu'il était temps de mettre un terme à notre périple et qu'il valait mieux pour nous de nous installer quelque part. C'est ainsi que nous avons emménagé dans cette maison quelques mois plus tard.

"Et voilà en gros quelle a été ma vie depuis que j'ai refusé mon titre d'héritière et quitté le manoir... Ah ben, puisqu'on parle du loup ! Chouchou, j'ai quelqu'un a te présenter !"

Un homme charmant, ce Ronan Baratto. Poli, bien élevé, avec un grand sens de l'humour et une grande joie de vivre. Lui et Angélique ne sont toujours pas mariés, mais je comprends pourquoi elle est tombée amoureuse de lui. Il a même réussi à me faire rire avec une blague !

Et puis tout d'un coup, une tornade bleue et noire a faire irruption dans la maison.

"MaMAAAAAN !!!?? T'as repassé ma robe jaune ? Ce soir je sors avec Maud et il me la faut absolument !"

....

Insensible aux voix extérieures et intérieures, je me suis enfuie et j'ai courru jusqu'à ce que mon souffle devienne court, que mon coeur éclate, et jusqu'à ce que je ne sois plus qu'un point flou dans l'horizon de ce petit pavillon de banlieue...

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